Lettre de Firs à Claudine

Chère Claudine Perdigon ,

Je ne veux pas vous déranger en vous envoyant ces quelques réflexions , mais j’ai pensé qu’elles vous seraient peut-être utiles .

J’ai tapé cette lettre à la machine , car ma main , à présent , tremble beaucoup , et vous auriez eu des difficultés à me déchiffrer .

Pouvez-vous me lire à haute voix afin que celle-ci résonne encore une fois dans ma chère Cerisaie ? je vous en remercie .

J’ai tapé cette lettre à la machine , car ma main , à présent , tremble beaucoup , et vous auriez des difficultés à me déchiffrer . Pouvez-vous me lire à haute voix , avec mon intonation chevrotante d’aujourd’hui , afin que vive plus fortement mon fantôme ?

Vous excuserez mon style et mes fautes d’orthographes … s’il s’en trouve … c’est la Grand-Mère qui m’a appris à lire … et à écrire … elle était très bonne la Grand-Mère … je suis un peu empoté , mais j’ai beaucoup lu … souvent la nuit quand je ne pouvais pas dormir .

Tout d’abord , je vous remercie de bien vouloir vous charger de moi , moi qui suis un très vieil homme , et qui suis déjà un fardeau pour moi-même .

Il n’est pas facile de se mettre dans la peau d’une personne si âgée , si bornée … si , si , vous pouvez employer cet adjectif , borné … et même à l’esprit étroit ! … je suis ainsi , et même , voyez-vous , je le revendique ! … je me suis toujours accroché à mes convictions , j’ai été élevé ainsi . Je suis fidèle à l’éducation que mes parents m’ont donnée , même si , parfois , je vois bien que ça ne marche plus à notre époque , si parfois j’aimerais bien me laisser un peu aller … donc , je disais que ce n’était pas simple de m’endosser . mais je sais que vous avez cet art , puisqu’il fait partie de votre métier . Vous êtes psychiatre , n’est-ce pas ? … et les psychiatres savent se mettre à la place de leur patient , n’est-ce pas ? … ou je me trompe ? … ce qui est fort possible .

Vous êtes une femme , et j’en suis heureux car vous saurez me donner votre sensibilité .

Il n’est pas facile , d’être toujours là à ne rien dire quand les autres déblatèrent ! … mais certaines femmes savent se taire , d’une façon singulière  … juste une vibration … je suis une présence … forte … et une présence forte , ça ne parle pas ! … je suis un pilier … un pilier qui va sombrer … et c’est justement pour ça , parce que je suis le lien avec le passé … c’est justement pour ça que vous devez hanter l’espace .

Moi aussi ,vous le constatez , je suis souvent seul … je dis , moi aussi , car je perçois que … malgré vos dons pour être joyeuse en société … je sens que vous êtes née joyeuse … vous vivez aussi au plus près de votre solitude pour en faire un moteur de création … Moi , je le vis comme un destin … Je l’ai choisi , ou du moins il m’a été imposé , et je l’ai re-choisi … enfin ,c’est ce que je veux croire …

Je vous sens en accord avec cette façon de vivre sa vie : faire de ce qui est inévitable une décision personnelle . Vous devez être fière de votre rôle , car je suis moi-même un homme fier . Il faut tenir , avoir cette révolte toute intérieure , cette énergie , alors qu’on ne paraît qu’un élément sans importance du paysage .

Je compte sur vous , et votre capacité de transformation , pour avancer à pas mesurés , mais décidés , et sans timidité ,dans mon corps raidi par l’âge .

Sinon , pour marmonner , perdez un peu la tête , chère Claudine  , … dites tout haut ce que vous pensez tout bas , et le tour est joué !... bougonnez un peu , mais sans trop  …  enfin si … insistez … vous verrez , ça donne des avantages le grand âge … on nous passe tout ! … ou presque tout … je me suis créé un petit monde où je me ris avec bonheur des autres et de moi-même ! … vous voyez , je ne suis pas si austère que je le parais !

Je veux vous faire une confidence : tous les matins , je pratique quelques exercices de gymnastique dans ma chambre , afin de garder , le temps qu’il me reste à vivre , une bonne forme physique ; il n’y a pas que la cire à cacheter du grand-père qui me tienne debout !

Un conseil : même si vous n’êtes pas le principal interlocuteur de tous ces personnages , essayez d’exister pour eux , même s’ils sont chacun dans leur monde , aimez-les sincèrement ; finalement , aimer les défauts d’une personne , même si chez une autre ces défauts vous feraient horreur , c’est vraiment aimer … non ? … en quelque sorte , vous devez vous effacer tout en étant très présent … si vous y arrivez , je vous tire mon chapeau !... il faut vous occuper … prenez un plumeau … juste pour être là … un journal , pourquoi pas ! … et puis , ne prenez rien …

Tous les soirs , je prends mon carnet (j’en ai déjà beaucoup , ils sont rangés dans le tiroir de gauche de ma grande armoire , celle que m’avait donnée le grand-père) , et je trace quelques phrases . C’est mon jardin secret … c’est comme ça que l’on dit ? … toute mon histoire , qui n’intéresse personne certainement … toute mon histoire et celle de la Cerisaie y est couchée … elle s’éteindra avec moi ! … peut-être … mais m’éteindrai-je ? … Claudine , voudriez-vous bien vous charger de rassembler ces notes , même de les ré-écrire … je connais votre délicatesse , je sais que vous ne me trahirai pas et que vous saurez en prendre soin .

Encore une recommandation : j’ai beaucoup aimé Léonid Andréévitch , mais il resté un enfant …. De ma faute ? … ne le secouez pas trop fort … prenez-le avec bonhommie car derrière sa façade , il y a beaucoup de tristesse et d’ennui … dommage , il était un petit garçon si prometteur …

Je voudrais vous demander une dernière chose : quand la fin viendra , le moment où vous êtes seule en scène , laissez planer le doute sur ma mort … merci , merci encore … et bien à vous .